Camille Richert
« Une âme sans suture.
Le Tour de France de Simon Nicaise » 
2019

À quoi bon sur le métier remettre son ouvrage ? Formé aux Beaux-Arts de Rouen dont il a été diplômé en 2008, Simon Nicaise a développé une carrière jalonnée de nombreuses expositions monographiques et collectives en Europe, et qui a été récompensée de plusieurs prix. Un artist-run-space puis une radio, dont la programmation renouvelle les modes de diffusion du travail de ses contemporaines et contemporains, ont ajouté leurs cordes à une pratique artistique construite dans l’exploration sans repos des manières de rendre accessibles les arts. Le projet que Simon Nicaise initie en 2018 met désormais les œuvres mêmes de l’artiste à l’épreuve : de ville en ville et de métier en métier, ce Tour de France crée l’opportunité d’élargir le spectre des domaines de sa pratique, notamment auprès de Compagnons du Devoir détenant des techniques de lui jusqu’alors méconnues. De ce nomadisme volontaire est née une série d’œuvres, apparues dans le frottement à des professions et des formes de transmission exigeantes et reconnues internationalement pour leur richesse humaine.

Des années 1970 aux années 1990, l’écrivain Philip Roth s’est entretenu sur le travail de création littéraire avec les grands auteurs de son époque. Il en a résulté en 2001 un recueil de conversations intitulé Shop Talk. A Writer and His Colleagues and Their Work, dont la traduction française a reçu le titre Parlons travail. Si shoptalk, en un mot, peut signifier « jargon professionnel », il revêt aussi le sens de « discussion de boulot ». Bien souvent, une lecture est pétrie d’attentes et de projections quant à son contenu : aussi, ce titre lapidaire en français donnait à espérer ce dont le public des arts se montre friand, à savoir une discussion de boulot entre écrivains sur la « fabrique » des grands romans du deuxième XXe siècle, les « coulisses » de la création, l’« envers » de l’écriture ou toute autre terminologie ayant trait à la révélation des secrets des génies créateurs. Il n’en est rien.
Le recueil d’entretiens s’ouvre sur une conversation avec Primo Levi menée entre le printemps et l’automne 1986, dont personne n’ignore que la réputation mondiale s’est construite autour du récit de sa déportation et de son retour d’Auschwitz. Ce qu’on sait moins, en revanche, c’est que Primo Levi, durant sa vie d’après les camps, a dirigé une usine turinoise de peintures et vernis. Lecteur attentif de ses contemporains, Philip Roth est également un opiniâtre discutant. Aussi tient-il d’une main ferme son fil d’Ariane tout au long de l’échange : deux ethoi – auxquels il confère la métaphore des « deux âmes », l’usinière et la littéraire – auraient coexisté en son confrère italien. On se serait attendu à ce que Levi emboîte le pas à Roth et conte les affres de la création aux prises desquelles il se trouva chaque soir, au retour de l’usine, affairé à sa machine à écrire en des heures tardives. Mais Primo Levi désappointe autant son interlocuteur que ses lecteurs. Il se défend de l’allégation de son homologue américain, affirmant « je n’ai qu’une âme, sans suture », tout en corrigeant ses propos, sans impatience aucune : « j’ai travaillé en usine près de trente ans et je dois reconnaître qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre être chimiste et être écrivain ; au contraire, ces deux métiers se renforcent l’un l’autre ». Philip Roth a eu la délicatesse d’avoir laissé publier les présupposés et l’insistance dont il fait preuve, de même que la résistance de son interlocuteur à toute simplification sur le bénéfice qu’il retira de ses carrières menées de concert au cours d’une seule et pleine vie. La conversation, laborieuse à tous égards, n’en apparaît que plus stimulante parce qu’elle atteste de représentations répandues (y compris aux yeux du nobélisable qu’était Philip Roth) sur les rapports soi-disant incompatibles entre métier de création et métier du tout-venant. Ce à quoi Primo Levi donne un mot de fin d’une humilité notoire : « Non, comme je l’ai déjà laissé entendre, je n’ai pas de regrets. Je ne crois pas avoir perdu mon temps à diriger une usine. Ma militanza, le service obligatoire et honorable que j’y ai accompli, m’a permis de rester en prise directe avec le réel . »
Aucune réplique de l’échange ne laisse entendre que Primo Levi ait été dans la nécessité matérielle de mener deux carrières, tout du moins une carrière fournissant des revenus plus stables que celle d’artiste. Le point final qu’il met à l’entretien témoigne plutôt d’une obligation morale envers la littérature : pallier le péril de l’enfermement autotélique d’un art qui ne génèrerait qu’une réitération d’abolis bibelots d’inanité sonore, pour dire les choses dans la langue de Mallarmé . Et si la prise directe avec le réel dont parle Levi est, bien sûr, à hauteur de vue d’un géant de la littérature et d’un dirigeant d’entreprise (l’un et l’autre de ses métiers lui ayant conféré une honorable position sociale), il n’en va pas moins qu’il faut une conscience affutée des ferments nécessaires à l’exercice du métier d’auteur pour, trente années durant, tenir l’équilibre de deux carrières, rien qu’en raison de l’investissement temporel que chacune d’elles exige. En filigrane des réponses de Primo Levi, le rapport à autrui, plus erratique dans le travail d’écriture qu’à la direction d’une usine, apparaît comme l’une de ses nourritures élémentaires. Car au sein d’une usine de peintures et vernis, comme dans toute entreprise, il en va de savoir recruter, déléguer, former, transmettre et apprendre de l’autre, comme se le remémore alors le romancier et essayiste italien. Il décéda l’année suivant l’entretien, en 1987, et probablement est-ce là l’une de ses dernières prises de parole publiée. Les interrogations qui subsisteraient au sujet de cette délicate balance professionnelle demeureront ainsi sans réponse. Toutefois, on saura reconnaître dans ses mots le besoin d’autrui, d’altérité, pour écrire, pour créer : d’avoir, en somme, des compagnons de travail involontairement et indirectement embarqués dans ce métier solitaire qu’est celui d’écrivain.
Un détour par l’étymologie latine du compagnon nous apprend qu’il est celui avec qui on rompt le pain (cum pane) . Il est la personne avec laquelle, par-delà le statut et les compétences communément acquises au cours du processus d’apprentissage des compagnons, on taille sa tranche de pain, on consomme sa pitance, on se nourrit mutuellement. Cette étymologie imprègne toujours l’acception de compagnon, ainsi que perdure en France ce statut d’artisan au savoir-faire magistral apparu au XIXe siècle. Prolongeant l’organisation des métiers en corporations, les Compagnons du Devoir exigent avant toute chose une virtuosité technique telle que sur vingt apprentis, seul un en moyenne parachève totalement son tour de France et peut se targuer d’avoir obtenu le titre convoité de compagnon. Pour ce faire, deux rituels de passage jalonnent le parcours des candidats et (encore rares) candidates à cette exigeante formation : une cérémonie de présentation d’un « travail d’adoption » pour être admis à l’apprentissage, puis une cérémonie de présentation d’un « travail de réception » pour être reçu compagnon, travaux tous deux nommés « chefs-d’œuvre » en raison du brio attendu dans leur exécution. Mais, comme le remarque l’anthropologue spécialiste du compagnonnage Nicolas Adell, « le dit essentiel du chef-d’œuvre compagnonnique est l’attachement ». Autour de l’objet de grande qualité présenté à ses pairs par le futur apprenti ou l’apprenti se nouent des liens sociaux, économiques, affectifs et intellectuels. L’accent choisi par les Compagnons du Devoir dans leur candidature pour l’inscription du compagnonnage au Patrimoine culturel et immatériel de l’UNESCO en 2008 est à ce titre des plus révélateurs. Il ne s’agissait pas de faire valoir leur virtuosité, laquelle se serait de toute façon avérée diversement appréciable et incommensurable d’un métier à l’autre, mais « le goût et les manières proprement compagnonniques de transmettre les savoirs ». Ainsi, l’argument central de leur candidature repose sur leur conscience propre de ce qui les distingue des autres artisans : la formation en atelier, les processus pédagogiques et la qualité des rapports humains en font la singularité et l’excellence. On n’est pas compagnon comme on exercerait n’importe quel métier aux côtés d’un ou d’une quelconque collègue. On est compagnon dans la jonction d’un art de faire et d’un art de vivre, où le second serait fonction du premier.
Si le champ lexical de l’art innerve le monde des compagnons, ceux-ci se dédouanent néanmoins de toute velléité artistique, contrairement à ce que l’expression de « chef-d’œuvre compagnonnique » pourrait par exemple laisser entendre. À travers ce dernier, ils manifestent l’art de bien faire et de faire sans utilité, à la différence de ce qui les attend dans leur carrière commençante d’artisans chevronnés. Or, à plusieurs égards, la démarcation utilitaire que les compagnons érigent entre les œuvres d’artistes et les leurs, que Nicolas Adell ne semble pas contester, paraît pourtant discutable. L’ontologie de l’art occidental, a contrario du chef-d’œuvre compagnonnique, résiderait en effet selon eux dans « la manifestation d’un savoir-faire non partagé par une majorité » et « la mise en retrait de toute dimension fonctionnelle . » C’est ainsi que les artefacts se répartiraient entre des œuvres d’art et des œuvres qui ne seraient pas d’art, pour emprunter son mot à Marcel Duchamp . Or, paradoxalement, et comme on l’a vu, la théorie développée par Nicolas Adell repose bel et bien sur l’idée que le chef-d’œuvre compagnonnique a une fonction, qui est d’ordre relationnel. Il serait plus adéquat de considérer les compagnons comme autant de Messieurs Jourdain de l’art dont les chefs-d’œuvre, fonctionnellement inutiles, certes, le sont avant tout et surtout socialement, en ce qu’ils permettent d’attester d’une capacité à faire corps, à recevoir et à transmettre leur savoir comme ils partagent leur quignon.
Une illusion tenace consiste à se figurer qu’une tour d’ivoire forme les bureaux idéaux de la besogne artistique. Nous sommes bien trop oublieux et oublieuses du fait que « tous les arts que nous connaissons, comme toutes les activités humaines, supposent la coopération d’autrui » et que « ceux que l’on appelle artistes [sont] des travailleurs peu différents des autres, singulièrement peu différents de ces autres travailleurs qui participent à la réalisation des œuvres d’art . » C’est tout un continuum social de coopérations professionnelles et humaines qui se joue dans l’advenue d’une œuvre. Bien que dans les imaginaires occidentaux, l’auctorialité demeure marquée du sceau du singulier , faire œuvre n’est pas chose si différente que l’exécution d’un ouvrage dit « utilitaire », comme le sociologue Howard Becker l’a démontré dans son étude des mondes de l’art. Son analyse conjointe des pratiques de musiciens, poètes, jazzmen comme d’artistes contemporains a été guidée par un filtre de lecture des mondes de l’art qui met en lumière les réseaux d’agents : faire œuvre, c’est avant tout travailler, et travailler avec, qu’importe que la signature ne mentionne qu’un nom. De ce point de vue, L’Atelier de Rembrandt de l’historienne sociale de l’art Svetlana Alpers avait contribué de façon retentissante à dépoussiérer l’image de l’atelier d’artiste. À partir de ce cas d’étude, celui-ci apparaissait comme une entreprise (c’est d’ailleurs le terme employé dans le titre anglais, langue initiale de publication : Rembrandt’s Enterprise) où les jeunes élèves du maître contribuaient grandement – quand ce n’était entièrement – à l’exécution de ses toiles que seul lui signait, et où l’organisation du travail pouvait à maints égards être comparée à celle d’ateliers d’artisans, d’entreprises et d’échoppes qui lui étaient contemporaines. L’exemple de Rembrandt n’est pas isolé, et l’étude de ce modèle d’atelier-entreprise apparu au XVIIe siècle a quelque chose de réconfortant et soulageant : elle rappelle que la pratique professionnelle de l’art ne saurait seulement reposer sur le talent singulier, mais avant tout sur l’intelligence collective.
Au cours des trois dernières décennies, la critique, la sociologie et l’histoire de l’art, comme nous l’ont montré les exemples de Levi et Roth, de Becker et enfin d’Alpers, n’ont cessé de dégoupiller les poncifs d’isolement et d’autonomie des artistes. Ceux-ci y ont trouvé de quoi assouplir les manières de faire œuvre et les genres admis de représentation : les processus d’apprentissage, les collaborations entre métiers et la porosité des espaces de travail ont pu accéder au domaine des motifs dignes d’être figurés. Le projet de Tour de France de Simon Nicaise est une expression contemporaine prégnante de cette libération des sujets de l’art.
Au fil de ses étapes compagnonniques, Simon Nicaise se voit formé par des compagnons à des savoirs et techniques dont il souhaite nourrir sa pratique actuelle et à venir. Loin de s’approprier leurs connaissances, il s’exerce à produire des types de chefs-d’œuvre existants pour faire se rejoindre sa pratique établie et une compétence en train de s’accomplir. De même que les compagnons ne se targueraient pas d’œuvrer en artistes, Simon Nicaise ne joue pas au compagnon : il apprend et applique en travailleur de l’art auprès de ceux qui ont bien voulu lui donner de leur temps en l’accueillant. Les œuvres qui résultent de ses pérégrinations, tel un pied de biche en bronze ou une bouteille parée d’un escalier hélicoïdal, sont des archétypes de chefs-d’œuvre compagnonniques. Si Simon Nicaise s’y confronte, ce n’est pas pour tenter d’égaler le niveau des compagnons, mais, ainsi que l’esprit compagnonnique y invite, pour éprouver la remise en cause, l’abandon de ses certitudes et l’apprentissage de nouvelles façons de travailler au frottement de l’altérité. Le déplacement de son atelier de compagnon en compagnon du devoir, de Rouen à Sarlat en passant par Troyes, contribue à redéfinir la notion même d’atelier. En y faisant entrer au gré des villes des collaborateurs riches d’un savoir de lui méconnu, Simon Nicaise propose une vision de l’atelier comme moment plutôt que lieu fixe, comme forum plutôt qu’isoloir, comme occasion de redevenir élève et recevoir un enseignement plutôt que de demeurer maître en sa demeure. L’échec dont peu se targuent a donc entièrement sa place dans ce Tour de France en tant qu’il est partie intégrante – mais trop peu souvent révélée – de la formation de tout élève, aussi nomade soit-il. L’humilité qui se faisait jour en la carrière gémellaire de Levi se voit ici décuplée dans cette recherche appliquée à différents métiers. Ce Tour de France est un compagnonnage d’artiste qui ne cesse de frôler et jouer avec la forme convenue de l’auctorialité individuelle pour aussitôt la mettre à mal et se décentrer.
Achevant de réaliser un pied de biche en bronze pour lequel il a appris les techniques de fonte du métal, Simon Nicaise a orné celui-ci de vipères. Il est en effet coutume pour les compagnons, comme pour bien des artistes, de laisser sa griffe sur son ouvrage et, en cela, d’y apposer une forme de signature. Or, ce choix de la vipère puise dans le répertoire ornemental existant des compagnons. Par cette élection d’un motif qui n’est pas le sien, mais celui de tous ceux qui s’y réfèrent, Simon Nicaise donne alors une origine à sa pièce, mais une origine tout aussi anonyme qu’elle est collective. L’animal rend sensible l’idée qu’une œuvre n’est autre que l’aboutissement de ces chaînes de coopération, que Becker désignait, et qui trop rarement sont portées à la vue. Par ce geste, Simon Nicaise euphémise sa position d’artiste et adopte une posture discrète, nourrie de gratitude envers les savoirs transmis par ses formateurs. Il n’est pourtant pas de maître qui vaille dans ce voyage sans attaches. Arpenter différentes maisons permet d’éprouver des modes d’apprentissage dépourvus de rapports d’autorité et de ce qu’ils peuvent supposer de captivité à la tradition. Le choix de réaliser un pied de biche n’est en cela pas anodin. Celui-ci a pour fonction d’ouvrir et de libérer un espace clos – clos sur lui-même, faisant dos au monde et aux êtres qui le parcourent. Il n’est pas d’artefact plus symbolique de ce besoin de porosité et d’appels d’air qui donnent aux arts, quel qu’en soit le medium, une prise sur le réel. Il n’est pas d’objet qui rende mieux compte des nourritures élémentaires dont toute pratique artistique s’enrichit. Il est un, parmi tant d’autres réalisés par Simon Nicaise, qui condense en une juste forme la noblesse de son humble besogne.



Diplômée de l’ENS de Lyon, Camille Richert est doctorante en histoire de l’art au  Centre d’histoire de Sciences Po depuis 2016 et chargée d’enseignement au Collège universitaire de Sciences Po. Ses recherches articulent histoire du travail et histoire sociale de l’art : sa thèse, en cours de préparation, porte sur le motif du travail dans l’art contemporain, des années 1960 à nos jours. Depuis 2017, elle est responsable du Prix Sciences Po pour l’art contemporain. Elle a également travaillé pour Lafayette Anticipations - Fondation d’entreprise Galeries Lafayette entre 2014 et 2018, où elle a été en charge des publications et coordinatrice du projet Re-Source. 


Lionnel Gras,
« Les êtres et les objets se perforent »
2014

Au sein de dialectiques particulièrement fécondes, les œuvres de Simon Nicaise manifestent, de la tension à la fusion, des proximités visuelles, sémantiques et conceptuelles ambivalentes situées entre construction et déconstruction, extension et condensation, amorce ouverte et commandement, ordre et désordre, logique et défaillance, plan et espace, système et accident. Négocier avec les apories et provoquer des oxymores visuels désamorcés au sein d’espaces ouverts à la réunion des contraires, semblent être l’apanage savant et subtil de son travail. Après manipulation, ses objets reviennent au monde chargés de tensions et de césures qui révèlent, entre autres, la fragilité de l’instant et du sens.

Comme un ouragan
Les tours, retours et détours introduisent de minces fictions et indiquent de nouvelles limites où les choses et les certitudes peuvent se délier, s’inverser et même s’écrouler. Ils s’aventurent régulièrement dans les sphères de la mécanique et de la géométrie et relèvent régulièrement d’une démarche qui peut paraître semblable à une approche scientifique sans pour autant être logique et unilatérale. Une dimension incontrôlée et/ou une perturbation volontaire viennent déclencher l’inexpliqué, l’attaque par surprise, l’accident qui ravage la construction. Deux tendances cherchent régulièrement à être conciliées: un ordre apparent et un désordre mécanique et cognitif. Au cœur de ces expériences, sont dissoutes, contredites, révoquées ou contournées, la certitude intellectuelle et l’évidence sensible.
« D'ailleurs, ayant fait l'homme à mon image, je comprends à présent qu'en chaque homme quelque chose d'inéclos attendait ; en chacun d'eux était l’œuf de l'aigle ... Et puis je ne sais pas ; je ne peux expliquer cela. — Ce que je sais, c'est que, non satisfait de leur donner conscience de leur être, je voulus leur donner aussi raison d'être. Je leur donnai le feu, la flamme et tous les arts dont une flamme est l'aliment. Échauffant leurs esprits en eux je fis éclore la dévorante croyance au progrès. Et je me réjouissais étrangement que la santé de l'homme s'usât à le produire. — Non plus croyance au bien, mais malade espérance du mieux. La croyance au progrès, Messieurs, c'était leur aigle. Notre aigle est notre raison d'être, Messieurs. »
Dans une offensive à l’égard de la logique ou du progrès, tel Le Prométhée mal enchaîné d’André Gide, Simon Nicaise se mesure aux lois physiques de l’univers comme la gravité ou le mouvement. La bataille contre les phénomènes irréversibles et despotiques cimente en effet sa pratique. L’artiste s’adresse comme des défis qui, parfois, partagent avec l’hybris, une démesure certaine. Son travail présente d’ailleurs un ensemble d’analogies avec la lutte ou le sport de combat : la tension, l’agression, l’exploit, l’enfermement, l’affrontement, la rupture, entre autres. Pourtant, Simon Nicaise n’est manifestement pas un artiste de l’extravagance et de la grandiloquence faciles. Ses exploits relèvent d’opérations malicieuses, parfois suspendues, et dans tous les cas, procèdent d’une logique ambivalente. Bien souvent, ces corps à corps avec le réel se manifestent et s’éprouvent dans un même mouvement qui désarme et enchante l’esprit.

Dans Sans titre 2011, le tas de sable soulevé offre la vision aberrante d’une masse de grains de sable qui ne se disperse pas. Effet, pas d’affect, 2010 expose un train – pourtant symbole par excellence de la modernité et du progrès – qui effectue un trajet à l’allure absurde et défaillante : alors que celui-ci est en marche, il semble demeurer immobile. (50+(8ln(x)x6,5)−13n) / (√5+7yn) = O², 2011 se manifeste dans un compas qui, plutôt que de tracer le cercle attendu, dessine un carré inachevé. Dans ce hiatus temporel, l’apparente rigueur mathématique est poussée à un tel paroxysme qu’elle en devient magique, et donc caduque. Lorsque Simon Nicaise se confronte à des matériaux a priori impossibles à maîtriser comme la poussière, il en précipite l’apparition. Poussière d’atelier (2010) vise à redisperser grâce à un système de soufflerie et via une bouche d’aération, les particules ténues et légères récoltées dans l’atelier qui, par leur déploiement massif et accéléré, effacent autant qu’elles révèlent l’espace de l’atelier, les objets et les êtres qui l’emplissent et le peuplent. Cette asphyxiante machination rappelle l’Elevage de poussière de Duchamp et de Man Ray, version déchaînée et programme court.

La déperdition du sens stimule le degré d’incertitude (Effet, pas d’affect, 2010), la perte d’information invalide l’usage des objets (Poésie du sans titre, 2012), l’effacement brouille la lecture et la dispersion de la matière (Poussière d’atelier, 2010) inquiète notre confort. Le « malin génie » met régulièrement en doute notre lucidité et nous fait penser, l’espace d’un instant, que notre esprit nous joue des tours ou que nous avons de la chimie dans les yeux.

C’est comme ça
La menace sourde d’une cheminée qui se consumerait en une fraction de seconde (Souffre, 2009) ou celle d’une plaque de verre prête à s’effondrer à la moindre tentative d’escalade (Sans titre (mur), 2011) ou encore la déception amère devant le seuil critique et létal d’objets sentimentaux et désirables - parfois même, presque pop - qui continuent de nous fasciner (les boules à facette, les néons, les fleurs, les ballons de baudruche, autant de vanités version stand de tir de fête foraine grisante ou fond de décor en faillite) s’opposent a priori assez littéralement au registre de la construction, de la fondation, du travail, du progrès qui traverse aussi la pratique de l’artiste.
De nombreuses œuvres se réfèrent assez directement à l’esthétique du chantier et/ou de l’atelier (le sable, la gouttière, le balai, l’aggloméré, la première pierre, les gauloises…) et se construisent à partir d’opérations de bricolage oscillant entre construction, dégradation et remontage. Le chantier continuera visiblement toujours de fonctionner comme une possible métaphore de la création et de véhiculer une réalité ambivalente, entre transformation et entropie. On imagine assez aisément l’artiste, une gauloise au coin des lèvres, en pleine pratique spéculative, balayer son atelier à la recherche de nouveaux gestes et secrets pour ravager l’attendu, déjouer notre regard et provoquer en nous un rire silencieux. Les procès et gestes élémentaires qui peuvent être effectués sur et à partir des objets ou des matériaux dans l’espace de l’atelier sont d’ailleurs fréquemment transposés à l’espace d’exposition. Dès lors, celui-ci devient un matériau à travailler en tant que tel, une possible sculpture et, pour reprendre le terme de Rosalind Krauss, une sculpture étendue.
Enrouler, dérouler, frotter, ajouter, suspendre, infiltrer, mouler, découper, débiter, se retourner contre, accumuler, poser, déployer, former, désorganiser, réactiver, tracer, ouvrir, percer, former, rallonger, tourner, suspendre, surélever, trouer, fragiliser, gravir, briser, s’écrouler, placer, basculer, mettre à l’arrêt, taper, pigmenter, tapisser, tourner, gripper, polliniser, recouvrir, ajouter, amplifier, tracer, arrêter, compléter, intégrer, incorporer, gratter, élonger, ouvrir, couler, obstruer, reconstituer, additionner, cerner, combiner, ajouter, soustraire, projeter, déformer, défigurer, prolonger, extraire, fragiliser, charger, étirer, récolter, envahir, agglomérer, obstruer, se déposer sur, faire dérailler, tourner contre, mettre en marche, casser, attacher, aimanter, perturber, ajouter.
Ainsi, à l’image de la Verb List de Richard Serra (1967-1968), quelques-uns des processus de manipulation convoqués par l’artiste lors de l’élaboration de ses sculptures et quelques mouvements incidents effectués par celles-ci peuvent être réunis pour mieux appréhender l’étendue de ses actions.

Pourvu qu’elles soient douces
L’intervention sur les artefacts issus de la sphère artistique, domestique ou industrielle, qu’ils soient reproduits (à l’échelle 1:1) ou non, est souvent réversible dans l’instant. Les objets peuvent aisément retrouver leur états, fonctions et attributs originels un peu comme une salamandre de feu qui est capable de régénérer totalement des membres amputés. Cette réversibilité confère au geste de l’artiste une dimension somme toute non autoritaire et labile. Chargés d’une vision plus ou moins fictionnelle ou délirante, les objets, même privés ou augmentés d’un attribut, conservent obstinément leurs usages et leurs caractéristiques lisibles. Pour l’artiste, produire consiste à réunir des énergies. On pourrait compléter ainsi : produire consiste à réunir des énergies dans des espaces où, par contraste, le manque et le vide permettent de les libérer.
Dans un mouvement dialectique entre (auto) construction et (auto) déconstruction, le retour en arrière est très souvent autorisé ou plutôt suggéré. Paradoxalement, ce qui donne la vie est toujours aussi ce qui donne la mort. Ce qui informe est également ce qui déforme et ce qui figure est aussi ce qui défigure tout comme l’oxygène qui oxyde et nourrit les êtres. Excitation coercitive (2011) serait peut être l’illustration la plus parfaite des types d’actions discrètes que Simon Nicaise fait subir aux objets. L’ajout de poudre d’aimants sur un buste en bronze de Maillol vient défigurer le sculpteur. Cet aveuglement et cette aphasie métaphoriques sont néanmoins réversibles puisque d’un simple geste, la sculpture pourrait retrouver son état initial.
Outre son étonnant pouvoir d’attraction, l’aimant dans sa version métaphorique et matérielle est un matériau et une figure que l’artiste privilégie également pour explorer la matière « sans produire », et ainsi montrer littéralement les choses telles qu’elles sont. Sans titre (Balai), 2012 - une collection de débris et de rebus d’atelier - ou encore Masse agglomérante, 2009 - un marteau envahi par la matière qu’il vient de briser - peuvent nous faire penser à certaines œuvres de l’artiste flâneur Francis Alÿs qui collectionne ce qui est à peine perceptible (Magnetic shoes, 1994) et épuise également la matière même de son travail (Paradox of Praxis, 1997, The Loser / The Winner, 1998).
Ainsi, dans une simplicité ontologique, Simon Nicaise contredit les fonctions des objets en leur préférant des usages déviés, ajournés ou inversés. Dit autrement, il introduit, attire ou déplace un grain de sable au sein de mécanismes et de processus systématiques a priori inexpugnables. Comme pour la Roue de bicyclette de Duchamp, le rapprochement, parfois antagoniste, d’objets conduit à mettre en place un autre rapport cognitif et visuel à la réalité, comme une nouvelle lucidité peut-être.
Le phénomène de néguentropie gouverne les gestes, a priori impossibles, qui empêchent la dispersion et corrigent la dissolution (du sable, de la neige, de l’eau, des fragments épars de matériaux friables) comme autant de lieux de stases énergétiques fonctionnant à part. La machine à claques métonymique (Clack, 2008) apparaît comme un dispositif spectaculaire aveugle et syncopé dans lequel la mécanique semble prédominer sur le sens. La matérialisation et la mise en relief de ce qui est à peine perceptible, minuscule ou éphémère participent également de ce mouvement inverse. Le poétique est ainsi autant un mode d’apparition qu’un mode de disparition.

La vie par procuration
Le désir d’orchestrer et de diriger des machines est sans doute le point de départ d’un certain nombre de travaux qui déjouent les contraintes de la matière, brisent la chaîne de l’automatisme et mettent à mal l’instance du sens. En même temps, ces machines, dans une échelle souvent proches de l’espace-corps, semblent exercer de l’empire sur elles-mêmes et posséder une force d’attraction qui captive, envoute, ensorcelle le spectateur et les autres objets. Certaines œuvres semblent naître et fonctionner de manière autonome et excéder leur auteur comme si elles incarnaient ce paradoxe d’être à la fois vivantes et mortes. Dans Clack (2008), c’est le mouvement qui donne vie au corps et non l’inverse, le corps devient littéralement machine ou marionnette. Le titre éloquent de son exposition personnelle Le marteau sans maître (2011) est symptomatique de cette réflexion sur l’ambivalence de l’objet souverain qui puiserait ses forces dans des associations secrètes et enfouies, des sphères invisibles et dispersées.
Comme des machines célibataires, certaines œuvres de Simon Nicaise semblent fonctionner en vase clos, en système parfois instable parfois pétrifié, et ne pas échanger d’énergie ou d’information avec l’extérieur comme si elles se regardaient de l’intérieur. Au sein de leurs chorégraphies machinales et dans leurs souverainetés solitaires, folles de répétition, certaines œuvres sont néanmoins comme menacées d’une augmentation de l’entropie, d’une implosion ou d’une dispersion de l’énergie les situant dans une survie à la limite de l’auto-épuisement, d’une apoplexie à peine différée.
Par des opérations d’ajouts, de retraits, de mises en relations et de transformations, Simon Nicaise place ses objets dans des contextes hostiles, des états-limites et défaillants, des équilibre précaires. Dans les coulisses de la fiction, les objets préviennent ou témoignent également d’une menace ou d’un danger manifeste ou potentiel.

La dégradation accélérée frappe les objets (Et tu tapes tapes tapes c’est ta façon d’aimer, 2010) et altère les figures (Excitation coercitive, 2011). Par extension, elle s’attaque à l’environnement, à l’espace d’exposition qui est tour à tour écartelé (Elongation, 2008), martelé (Chorégraphie, 2008), menacé de mort thermique (Solarium, 2010), pelé (Sans titre, 2012), asphyxié (Poussière d’atelier, 2010). Le « white cube » apparaît comme un lieu d’affrontement en tant qu’il est le cadre d’une tension, d’un rapport de force, d’un affrontement (matériel et symbolique) et la rupture comme un événement.

La machine nous ramène également tout droit à la fameuse notion de la « mort de l’auteur » en tant qu’il serait l’unique garant du sens et de l’intention de l’œuvre. Ce pouvoir attribué aux objets demeure néanmoins de l’ordre du simulacre. Le maître d’œuvre, occupé à faire à la fois l’expérience et l’observation des zones d’indétermination entre les grandes catégories de la réalité, finit par reprendre ses droits sur les machines. Même puissantes et rusées, celles-ci finissent toujours par tomber à terre et mourir du combat qu’elles se livrent. Dans cette relation symbolique, « le pouvoir du maître lui vient d’abord de ce suspens de mort » .
La mort est aussi envisagée comme la fin d’un système ou d’une valeur. C’est le principe de réversibilité même qui met fin à la fois à la détermination et à l’indétermination. « Contre un système hyperréaliste, la seule stratégie est pataphysique, en quelque sorte, « une science des solutions imaginaires », c’est à dire une science-fiction du retournement du système contre lui-même, à l’extrême limite de la simulation, d’une simulation réversible dans une hyperlogique de la destruction et de la mort » .
Le territoire d’élection de l’artiste oscille entre des registres apparemment rivaux : la candeur ingénue, la poésie fleur bleue et la machination tragique. La poésie se mêle parfois au quotidien trivial et accoutumé, au dévalué, au grotesque, à la farce et à l’humour potache. L’incohérence et l’absurde donnent lieu tout aussi bien à des actions anti-héroïques ou modestes (balayer par exemple) qu’à des gestes à l’allure prométhéenne (faire tenir l’impossible). Chez Simon Nicaise, la neige se conserve au congélateur, la première pierre est déposée sur un vulgaire mur de parpaings cimentés et le bruit de la mer nous est livré à l’aide d’un amplificateur industriel standard.
Dans Cannibalisation d’une goutte d’eau (2010), un congélateur conserve autant le potentiel poétique de boules de neige glacées que leur valeur d’usage possiblement offensive. Ses œuvres s’inscrivent souvent d’ailleurs dans un temps d’apparition et de réception qui peut être très bref, capturant métaphoriquement le spectateur dans une suite d’opérations mise en œuvre physiquement ou à exécuter mentalement. Certaines combinaisons semblent être nées en une fraction de seconde, un instant fulgurant qui a manifestement suffi à enfermer l’image ou l’illusion d’une réalité modifiée, fracturée et infiltrée comme par effraction, et qui, pour certaines, fonctionnent comme des memento-mori.
La fin, l’arrêt, l’attente, le sommeil, la mise en demeure et le retrait sont des figures centrales dans la grammaire de l’artiste. Les mouvements réels ou suggérés ponctuent ses expositions et ce sont, bien entendu, grâce à eux que nous percevons les temporalités multiples dans lesquelles s’articulent et se déploient les œuvres. L’occurrence du blanc immaculé est une manière de traduire ces temps hors cycle, chargés de silences, et qui appellent une autre qualité de concentration et d’observation. Parfois même, placé dans une dialectique matérielle / immatérielle, évanescence / permanence, rationnelle / irrationnelle, le geste s’est brusquement arrêté et le regardeur est alors invité à imaginer la suite ou demeure en attente d’un possible événement à venir. (50+(8ln(x)x6,5)−13n) / (√5+7yn) = O², 2011 peut ainsi nous faire penser au Score de George Brecht Three Aqueous Events (ice, water, steam) de 1961 - issu du Water Yam, modeste boîte regroupant les Events de l’artiste sous la forme de petits cartons imprimés - qui invite sinon à une action, du moins à une réflexion, une interprétation de la formule H2O.
Dans une mise en scène métonymique et uchronique, I’m telling you for the last time (2012) se réfère au dernier spectacle de Jerry Seinfeld et formule, au travers d’un verre d’eau qui ne cesse de se vider et de se remplir, cette intention paradoxale d’insuffler de la vie et de redonner de l’éclat à ce qui ne brille plus ou sommeille. L’intérêt pour ces notions ne tient pas seulement d’un romantisme chargé de mélancolie, d’une fascination ambiguë pour la perte ou d’une réflexion existentielle sur l’échec ou la mort mais plutôt d’une attitude qui vise à conjuguer jubilation et tragique.

La dimension spectaculaire de gestes unitaires (Et tu tapes tapes tapes c’est ta façon d’aimer, 2010, Clack, 2008, Première pierre, 2011) et le champ du divertissement et de la célébration (Chorégraphie, 2008) font partie intégrante de la démarche de l’artiste. Parfois, nous avons le sentiment que le spectacle, l’événement a déjà eu lieu (Sans titre (bouquet), 2012, I’m telling you for the last time, 2012, Première pierre, 2011, Sans titre (pelote de mur), 2012) ou qu’il se fait attendre. L’artiste aime à se définir comme un prestidigitateur d’objets. Ses actions s’apparentent à des micro-événements d’une simplicité étonnante qui apparaît comme la ressource de leur intensité.

La relation qu’il entretient avec les objets pourrait s’inscrire dans la lignée des manipulations et combinaisons d’objets de Stuart Sherman qui, à la fin des années 70, explorait la conception minimale de la notion de spectacle. Brefs, rapides et informels ses « mini-spectacles » ou « théâtre d’objets » commençaient par la présentation d’objets usuels (de minuscules jouets par exemple) que l’artiste déployait, manipulait et juxtaposait ensuite au cours d’actions discrètes, souvent sur une simple table, quelquefois dans la rue. Une manière économe d’employer les objets, les signes et les gestes, loin de l’abondance et du vacarme, qui pourrait être appréhendée à l’aune de la figure du sorcier qui opère sur le monde avec un nombre restreint de signes, limitation qui garantit leur efficacité symbolique.

Non seulement sculpteur de l’espace mais aussi du temps, Simon Nicaise charge ses œuvres d’une intensité romantique et émotionnelle qui, paradoxalement, laisse apparent le sillage d’un accès direct à leurs essences. Effet, pas d’affect ?

Main dans la main
Si la confusion ou l’union implicite entre le corps et la machine est quelque fois suggérée, les passions sont, quant à elles, le lieu de rencontre entre le corps et l’esprit. Dans un même mouvement, les objets s’offrent dans leur étrangeté la plus trouble et leur familiarité la plus grande. L’humour, l’artifice et la poésie servent régulièrement de régulateur, d’antidote, d’alibi ou de complice au choc ou à l’effroi que peuvent provoquer certaines situations. L’intensité poétique nourrit également la capacité des œuvres de Simon Nicaise à nous saisir, nous perturber et nous émerveiller. Par bien des aspects, la rencontre avec certaines de ses œuvres peut se situer dans un rapport d’analogie avec le trouble d’un transport amoureux brutal. La fascination, le couple, la capture, la pulsion, l’emprise, la promesse non tenue, l’obsession, le contact, le déchirement, l’illusion ou encore l’ensorcellement appartiennent également à la rhétorique employée par l’artiste et renvoient directement au vocabulaire amoureux. Et, bien entendu, rien n’est plus contradictoire et déroutant que la passion amoureuse dans laquelle vibrent en symbiose l’enchantement et la brûlure.
Simon Nicaise est un romantique mais l’ambiguïté du romantique est que, résolument, il flirte dans le même temps avec le ravissement et le désenchantement. C’est bien pour son acidité perverse, son emportement excessif que l’œuvre Et tu tapes tapes tapes c’est ta façon d’aimer, 2010 nous inquiète comme un énoncé performatif cru et brutal, qui lie indissolublement humour et cynisme, affirmation et négation. Le spectateur, confronté au tourment d’émotions contradictoires, se demande pourquoi l’artiste fait subir aux roses un traitement si sadique. L’artiste convoque régulièrement des images et des objets avec lesquels il entretient un rapport tendu, ambivalent et complexe, situé entre connivence et agression, fétichisme et iconoclasme. Un rapport souvent émotionnel et sentimental le conduit à produire des associations et combinaisons qui, tout en se mariant, continuent de se contester. Et tu tapes tapes tapes c’est ta façon d’aimer peut être lue comme un oxymore et nous rappelle que les glissements de sens ont leur importance. Chez Simon Nicaise, le ringard pourrait renvoyer tout aussi bien à l’objet (le tisonnier) qu’à la dimension kitsch des tubes des années 80 - qui scandent l’ensemble de cet essai -. Un regard froid et distant, parfois à la limite du désenchantement cynique, surgit et offre un positionnement sur le monde (de l’art), ses codes et ses catégories, singulièrement acéré et critique. Et un néon de plus (2011) est aussi accrocheur et drôle qu’impertinemment éclairant. Dans un va-et-vient entre décadence et volupté, effroi et merveilleux, le travail de Simon Nicaise se situe régulièrement à la croisée de la crainte et du plaisir, dans un écart favorable à l’apparition du sublime.

Confidences pour confidences
Si les formes charrient et mettent en relief des torsions, des vibrations, des tensions et des rapports de force exaltés ou contenus, le travail de Simon Nicaise emprunte un centre de gravité au sein duquel les figures d’autorité font régulièrement leur apparition. Le rapport amoureusement coercitif que l’artiste entretient avec ses vieux pères et les formes historicisées s’origine dans un désir de proximité, de confrontations, de dialogues hétérodoxes, et d’expériences d’écriture à plusieurs plutôt que dans la formulation d’une intention idéologique préalable solipsiste, univoque et totalisante. En somme, il s’agit d’écrire tout un programme qui se développe de manière empirique.
Résolument, la démarche vise à créer des points de rencontres et des dérèglements discursifs et formels, qui, par essence, induisent nécessairement une abolition de la distance et de l’autorité installée entre l’artiste, ses vieux pères et le regardeur. Ces gestes d’appropriation ébranlent gentiment le piédestal sur lequel l’histoire finit toujours par placer les grands hommes, même ceux qui ont toujours exprimé une haine farouche à l’égard des socles et de la poussière. Les œuvres de la collection + 1 sont toujours reproduites à l’échelle 1:1 et augmentées dans le même temps. Contrairement au fameux Erased De Kooning Drawing (1953) que Robert Rauschenberg avait mis des semaines à obtenir auprès de son aîné et des semaines à effacer, Simon Nicaise intervient lui, de manière nécessairement réversible et toujours sans permission.
Ainsi la collection +1 s’intéresse principalement à des œuvres emblématiques de l’art minimal et conceptuel que l’artiste revisite à l’aune de l’unité supplémentaire. Une action élémentaire : l’ajout d’un élément, suffit manifestement pour créer l’événement et ouvrir des possibles. Des effets précis : la désacralisation de pièces historiques d’artistes programmatiques et protocolaires, détournées et prolongées. Les principes constitutifs, les prédicats parfois orthodoxes et les logiques impératives de ces œuvres initialement autographiques sont manipulés, remis en jeu, reprogrammés, reparamétrés. Pour reprendre les mots de l’artiste, il s’agit de faire grincer leurs rigueurs et de perturber leur logique interne. Une élégante manière de concentrer un maximum d’enjeux et d’énergie dans un minimum de matière.
Lors de l’action Two Second sculpture présentée au Mamco en février 2013 d’après One Second Sculpture de Tom Marioni, qui consistait en un simple jet d’un mètre ruban, Simon Nicaise procure à cette action un sursis, un nouvel élan vital, un nouveau mode d’existence, une seconde supplémentaire. Cet haiku visuel augmenté bifurque simultanément vers les notions de double, de copie, de mort de l’auteur, d’éternel retour (par procuration), d’élasticité du temps, de réversibilité et bien sûr, de « fluxisme » dans la mesure où l’unicité de l’event est mise à l’épreuve. Dick Higgins définit l’event ou l’événement comme étant « une unité minimale dans une œuvre d’art ou dans une performance ou dans la musique ». C’est une notion qui, par ailleurs, apparaît fréquemment dans le travail de Simon Nicaise mais plutôt sous la forme d’une caudalie.
Dans l’ensemble de la collection + 1 c’est le prolongement, le multiple et le pluriel qui deviennent la norme et règnent sur l’unité de création, de temps et d’intention. Et l’ajout d’une unité supplémentaire produit nécessairement des directions et des sens différents pour chaque œuvre augmentée. Dans Sans titre (Stack piece), 2010 par exemple, l’artiste se réapproprie un œuvre de Donald Judd de la série des Stacks, série caractérisée par un ensemble de modules au nombre pair, en introduisant, par l’ajout d’une unité supplémentaire, une hiérarchie dans la composition. Sans titre (Perfect Lovers), 2011, d’après une pièce de Félix Gonzalez-Torrez, semble livrer une troublante confidence, celle d’une entreprise initialement vouée au déréglement et à l’échec, celle de l’union parfaite des âmes-sœurs.

Mise au point
Dans cette économie a minima, si le soin apporté à l’introduction d’une dimension ou d’un acte entropiques est essentiel, il n’en demeure pas moins que celle-ci ne perturbe jamais complètement l’esthétique « minimaliste » et la dimension réaliste des pièces et des situations créées. Le nombre de gestes, de mouvements et d’objets en jeu est finalement assez réduit. La retenue formelle, voire la réduction, participe à inscrire de plus en plus la démarche de Simon Nicaise du côté du geste, de l’ « action-sculpture » à la Roman Signer, de la micro-action.

Quand les œuvres investissent l’invraisemblable, le simulacre, la simulation, la vision ou le délire, elles demeurent néanmoins toujours très proches du réel, peut-être pour soutenir la fiction du sens. C’est cette sensible altercation entre le simulacre et le réel et finalement leur consubstantialité qui alimente le mystère et le trouble des œuvres parfois même hyperréalistes. Simon Nicaise investit le geste minimum (plutôt que la surproduction), la précision, la sobriété et la réduction de ce qui pourrait apparaître comme leur antithèse : le romantisme, le spectaculaire, l’exubérance, dans un art où se rejoignent la litote et l’hyperbole.

La fascination pour la matière et les questions que soulève sa manipulation associée au désir d’éprouver l’ambiguïté de l’être et l’ambivalence de toute chose mènent l’artiste à repenser les oppositions au sein de gestes, d’images et de systèmes toujours finement ténus et retenus. La force de ses sculptures et installations, à la densité fabuleuse, serait manifestement de nous autoriser, avec humour et liberté, cet écart de conduite qui consiste à caresser un état, une chose, un monde nécessairement et irrémédiablement perdus, comme si Simon Nicaise avait mis à l’envers, envouté et pétrifié pour nous ce « retour en arrière » ambivalent qu’il avait malicieusement programmé.


Les êtres et les objets se perforent


Les êtres et les objets se perforent
Simon Nicaise

Texte : Lionnel Gras
Notices : Loraine Baud
Traduction : Simon Pleasance
Conception graphique : Überknackig - Ismaël Bennani & Orfée Grandhomme

Édité par la Galerie Bodson, Bruxelles et la Galerie Dominique Fiat, Paris
Avec le soutien du CNAP - Centre national des arts plastiques (Aide au premier catalogue), de la Région Haute-Normandie (Aide à l’édition), du 180 et de chez-robert.

Edition bilingue (français / anglais)
20,5 x 28,6 cm (livre cousu dos carré cartonné)
88 pages (51 ill. couleur, 4 ill. n&b)
Dépot légal : Février 2014
ISBN : 978-2-9547861-0-0
20 €

Distribution : Les presses du réel


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